Le cauchemar de la guerre des navigateurs : Dia & Arc

Arc est un navigateur de The Browser Company sorti en 2022. Il voulait “révolutionner la navigation Internet” (comme tout le monde, en fait), sur une base Chromium (comme tout le monde, en fait). Il introduisait très discrètement des propositions d'utilisation d'IA : résumé de page avant de cliquer dessus, recherche dans une page assistée par un chatbot et accès direct à ChatGPT.

arc

J'ai personnellement adopté ce navigateur pour plein de très bonnes fonctionnalités proposées qu'il serait peu intéressant de développer ici. Mais aucune de ces raisons n'était liée à l'IA. Deux ans plus tard, Arc est abandonné. Oui, deux ans ; il laisse les utilisateurs avec d'incertaines mises à jour de sécurité malgré le rachat par Atlassian. J'étais chiffon, hein. Il est impossible de continuer à utiliser un logiciel aussi central qu'un navigateur qui ne soit plus maintenu.

Josh Miller, le CEO derrière Arc, raconte que : “Pour la plupart des gens, Arc était simplement trop différent, avec trop de nouvelles choses à apprendre, pour trop peu de récompense”. Bon, on se calme. Arc était quand même très similaire à Chrome, mise à part sa barre latérale. Josh, pourquoi tu tentes de nous faire culpabiliser ? Ça marche ? (Non).

Et magie ! Le jour suivant, la même compagnie se lance dans un nouveau navigateur, appelé Dia. En termes de changement d'interface et d'habitudes de navigation, ce nouveau logiciel vous roule dessus, puis fait demi-tour pour vous re-rouler dessus. Il propose de naviguer constamment avec un chatbot IA. Tout est fait pour que la navigation passe le plus possible par le chat.

image de dia

“Les navigateurs traditionnels, tels que nous les connaissons, vont mourir. [...] Nous quittons le business des bougies. Vous devriez faire de même.” — Josh Miller

Josh Miller

Okay Josh, tu nous racontes que la leçon de l'échec d'Arc était d'être “trop disruptif”, mais la fois d'après, c'est parce que les utilisateurs sont des boomers ? Il suffit d'utiliser Dia quelques secondes pour comprendre que TBC (The Browser Company, pardonnez-moi) n'a jamais considéré Arc comme étant trop en rupture, mais pas assez. Dia va dix fois plus loin et ne montre aucune “leçon” tirée de l’expérience infructueuse d'Arc. J'imagine l'équipe de direction avoir une prise de conscience soudaine d'avoir été trop timorée, pas assez “Silicon Valley”, et de devoir revoir sa copie from scratch.

Mais que veulent les utilisateurs ? Toujours sur l'échec d'Arc, le camarade Josh s'émeut à propos de feu les fonctionnalités innovantes du logiciel :

“Seulement 5,52 % des utilisateurs quotidiens utilisent plus d'un 'Space' régulièrement. Seulement 4,17 % utilisent les 'Live Folders'. C'est 0,4 % pour l'une de nos fonctionnalités préférées, le 'Calendar Preview on Hover'.”

Cette sortie est symptomatique. L'innovation semble toujours plus être faite par des geeks pour des geeks. Cet enthousiasme maniaque pour l'IA se construit toujours sans l'utilisateur, sans savoir si lui désire ces aspects. Le navigateur est le logiciel le plus utilisé au quotidien : on a besoin qu'il soit rapide, simple et efficace. Les fonctionnalités avancées ne doivent pas s'imposer ; elles doivent être convoquées.

Le plus intéressant, en vérité, ce sont les fonctionnalités volontairement mise de coté. Les anciens utilisateurs d'Arc ne sont pas hostiles à Dia, mais il y a une fonction qu'ils réclament en vain : la barre latérale de favoris. Cette barre symbolise littéralement (et graphiquement) le navigateur Arc. Elle était bien pensée, élégante et efficace. Alors pourquoi n'est-elle pas d'office dans Dia ? TBC temporise et assure que c'est prévu. Je ne suis pas développeur, mais ça n'a pas l'air d'être une fonctionnalité compliquée à mettre en place.

la side-bar

Soigner ses favoris

Ma théorie, c'est que TBC ne souhaite pas remettre cette fameuse barre parce qu'il espère limiter l'usage des favoris pour rendre leur utilisation marginale. La barre existe bien, mais elle est très trop discrète, limite invisible. Au centre de Dia, il y a le chatbot. Il se lance à chaque ouverture d'un onglet et permet de faire une recherche. En fonction de ce que vous tapez, il lance une requête sur votre moteur de recherche, invoque le chatbot IA, mais trouve aussi vos favoris.

Le modèle économique de Dia tourne autour de l'utilisation de chatbots : son abonnement offre un modèle LLM plus avancé, et rien n'empêche de penser qu'il existe un partenariat commercial pour imposer un service par défaut dans sa version gratuite.

Dans cette théorie, par l'absence d'une vraie barre de favoris, l'idée est de vous pousser vers l'invite de recherche, ne serait-ce que pour chercher vos favori, afin de doucement vous pousser vers l'utilisation de l'ia.

Instant Madame Irma

S'attaquer aux favoris n'est pas anodin. C'est l'une des rares données interopérables entre les navigateurs (mot savant pour dire qu'on peut les transmettre d'un logiciel à l'autre quand on souhaite en changer). Tenter de modifier leur utilisation, les privatiser, c'est aussi une manière de rendre l'utilisateur un peu plus captif de son choix logiciel.

Le Web organique, celui qu'on visite et que l'on découvre au gré des moteurs de recherche, est en voie d'extinction. Les chatbots (chatgpt, claude, gemini) n'encouragent plus à visiter les sites qu'ils “recrachent” ; l'indexation des informations est de moins en moins pertinente ; la publicité et le SEO agressif rendent l'ensemble peu attractif. En conséquence (ou en cause, selon la lecture), les nouveaux navigateurs ne se positionnent plus comme fenêtres sur le Web, mais comme interfaces unifiées sur le contenu du web. Vous ne naviguerez plus sur Internet : vous allez échanger avec une interface de chatbot qui vous donnera vos réponses. Le but est de vous “éviter une navigation fastidieuse” par une réponse textuelle plus ou moins longue (belle ironie que de revenir au texte après des années de Web densément “multimédia”).

Donc on transforme ces favoris en simples marque-pages non organisés que le navigateur va inclure dans l'expérience de réponse de son LLM. L'utilisateur ne s'éloigne plus de la barre de recherche quand il a besoin de quelque chose. Conséquence plus ou moins direct de la mutation des navigateurs en chatbot unifié ? Chaque navigateur va vendre “sa version du Web” par l'interprétation qu'il en fera. Chacun aura ses spécificités : chaleureux, sophistiqué, précis ou pédagogique. A force de ne plus visiter les sites, vous ne naviguerez plus qu'à travers l'interprétation du navigateur, à travers les biais de son modèle de chatbot et des données qu'il aura choisi de valoriser.

“À travers” se dit “Dia” en grec. (Joli, non ? Jingle révélation).